Archives / Journal N°38 - mardi 18 octobre 2011

Graffitis : la Biennale s’ouvre à ces créations urbaines

Inscription ou dessin tracé, gravé ou peint, le graffiti existe depuis l’Antiquité comme marque marginale, identitaire, réactive, revendicatrice, laissée par les passants. Les habitants de Pompéi se sont exprimés très librement sur les murs de leur ville, y inscrivant exercices de calcul, slogans électoraux, moqueries, jurons, déclarations d’amour. Le graffiti traverse les époques, il conquiert toute surface, tout support : pilier d’église, monuments publics, façade, mur, palissade, tronc d’arbre, porte, bureau d’écolier, paroi rocheuse... Il est signe, signature, porteur de messages politiques, sociaux, pornographiques, personnels... mais atteint aussi une dimension esthétique et poétique. Principalement associé au milieu urbain et architectural, aux mutations de la ville, le graffiti s’est souvent développé dans un contexte politique tendu : pendant les révolutions, sous l’occupation, pendant la guerre d’Algérie, dans la foulée de mai 68, avec les mouvances autonomistes, anarchistes... L’acte est qualifié : vandale, délinquant, illégal. Il dérange parce qu’il transgresse un fondement de notre organisation sociale : la norme de la propriété privée et celle du bien public.

De l’expression à l’art dans la rue

Dans les années 70-80, aux USA, sa pratique évolue, forte d’un nouvel outil, la bombe de peinture, et de l’émergence du mouvement hip hop. Elle entre “dans les labos de la créativité individuelle” où, “une alchimie révolutionnaire transmute en or les métaux les plus vils de la quotidienneté”, avance l’écrivain Raoul Vaneigem. Elle colle au cadre urbain pour mieux le transgresser. Dès 1971, Taki183 reproduit sa signature des centaines de fois sur les murs de New-York, imité par d’autres dans ce marquage symbolique de territoire. Tagueurs et graffeurs font voyager leurs noms à travers la ville en investissant les supports mobiles qu’offrent le métro, le bus, l’immobilier des gares ou des stations qui rendent compte de leurs cheminements. Tags, lettrages et personnages puisent dans la culture de l’image, se déclinent sur un mode proche de la publicité et comme elle, ils occupent l’espace public. Et même, ils s’affichent sur les panneaux publicitaires, envahissant ainsi l’envahisseur.

Le graffiti, c’est “une insurrection par les signes, décrit le philosophe et sociologue, Jean Baudrillard. Elle a pour cible les limites territoriales assignées aux citadins”. En suivant les réseaux de transport, les graffitis “annulent les clivages centre/périphéries et les dévalorisations qui vont avec. Il n’y a plus d’origine figée mais une circulation qui fait fi des distinctions et classifications, repères traditionnels de la “bourgeoisie”. C’est le réseau qui prime sur la localisation”, écrit la psychologue Martine Lani-Bayle. Les graffeurs remettent en cause les frontières, leur pratique est vagabonde. Ils marchent, errent, se faufilent, s’insinuent, pénètrent, explorent la ville et ses parts d’ombre. “Le graffiti revendique d’abord la liberté d’aller partout, y compris où il ne faut pas”, continue Baudrillard. Feutres ou marqueurs suffisent au tag. La bombe aérosol, elle, permet de s’attaquer à de grandes surfaces, réaliser des fresques, travailler la gestuelle, l’expression, la ligne, la couleur et donner naissance à des styles et des figures spécifiques (block letters, bubble style, wild style, freestyle, bad Boys, personnages...). Les frontières entre graff et art s’ouvrent. Le graff s’auto désigne comme art. Certains “writers” new-yorkais passent du mur à la toile (Basquiat qui signe Samo, Jonone, Futura 2000, Keith Haring) et acquièrent la reconnaissance du milieu artistique. La quête de légitimité ouvre de nouvelles voies. Mais le phénomène des tags continue de défier les autorités. Dès 1975, la répression s’intensifie.

Tag et graff, le hip hop en partage

Le graffiti s’associe au mouvement hip hop qui dans les années 80 s’enracine dans les quartiers d’immigration des villes américaines et se construit sur le terreau de l’exclusion. Il devient une des formes d’expression qui avec le rap, le mix, la break dance, permettent aux jeunes de retrouver l’estime de soi à travers la création et produisent des valeurs.

En France, dans ces mêmes années, le graffiti se développe autour de peintres de la rue comme Mesnager, Zlotykamien, Costa. En 1981, le centre Pompidou organise l’exposition “graffiti et société” qui resitue cette pratique dans le patrimoine culturel et une perspective historique. Au milieu des années 80, la technique du pochoir se développe (Jef Aerosol, Speedy Graphito, Miss Tic, Blek le rat, Marie Rouffet...). Ces productions dites de “graphistes” font l’objet d’expos et sont référencées dans des livres d’art.

En parallèle un mouvement prend forme autour d’une jeune génération qui se réclame de la culture hip hop, s’arme de marqueurs, d’aérosols et lance, ici, le phénomène des tags. L’action de taguer se différencie de celle de faire un graff ou une fresque même si bien souvent le tagueur est aussi graffeur et vice-versa. D’un point de vue, le graffiti ne peut tendre au mode d’expression légal et officiel. S’il y a reconnaissance, elle est à l’échelle de la rue (reconnaissance de la prise de risque). De l’autre, il n’est pas exclu de trouver une légitimité sur le marché de l’art, de l’illustration ou du design publicitaire. Pour Raoul Vaneigem, cette pratique est une forme de résistance culturelle qui provoque l’enthousiasme : “Elle offre à ceux qui résistent des mythes auxquels s’identifier, des raisons de se rassembler, et des moyens de se renforcer... la résistance culturelle donne du pouvoir à ceux qui n’en ont pas ou plus, ou pas assez.”

A Vaulx-en-Velin, comme dans le reste de l’agglomération, comme dans les villes d’Europe et du Monde, les illégalités murales expriment des résistances légitimes. Sur les murs de la ville, sur ceux de l’usine Tase et de sa friche, Sekel, Vok, Samba, NRV, TZR, Gris, Rap, Seno, Sone, Ilu, Krea, Miracle, Scrib... se sont exprimés. Jeunesse désobéissante, poètes de l’ombre, ils disent à leur manière : “Liberté, j’écris ton nom”.

La Fedevo promeut les graffeurs vaudais

La fédération vaudaise du hip hop et des cultures urbaines, Fedevo, avait carte blanche pour programmer toute une journée dédiée aux cultures urbaines le 1er octobre dans la friche Tase. Outre les shows de rap, danse hip hop, breakdance et DJ, les conférences sur la culture hip hop, plusieurs graffeurs, venus de l’agglomération, de Paris, du Luxembourg ont participé à un contest de graff : Lyon bombing, La coulure, (Z)elements, V-E-V graff ’, David Soner et Banga.

V-E-V graff ’ est le crew de Seno/Chab, Ilu, Krea et Krase, quatre Vaudais forts en graff qui ont bombé pendant près de dix heures in situ. Ce mur, mis à disposition dans le cadre de Veduta et de la Biennale d’art contemporain, c’est pour eux non seulement un super “spot” mais aussi un sacré “plan légal” qui met en relation street art et art contemporain, sur un même site. La Fedevo s’est aussi associée à la première vente aux enchères de graffiti-street art à Lyon. Evénement organisé du 20 au 27 septembre par le commissaire priseur Claude Aguttes, en collaboration avec Maurice Grinbaum, consultant en art contemporain et David Maquis-art, spécialiste de street-art. La vente s’est déroulée le 27 septembre et a rapporté 320 000 euros. La plus haute enchère a été portée sur une œuvre de l’américain Ron English (aérosol et pochoir sur bois) adjugée 72 000 euros. “A l’occasion du vernissage, nous avons proposé une performance à des graffeurs qui sont intervenus sur des palissades et des véhicules, place Jules-Ferry à Lyon. Seno et Krea ont participé, indique Ruddy Moradel président de la fédération vaudaise. Les œuvres ont ensuite été mises sous le feu des enchères au profit de l’association Fedevo“.

Forts de ces expériences, les Vaudais ont envie d’aller plus loin. “Nous projetons de monter un festival “graffiti” en 2012, un festival en plein air à la Tase, qui rassemblerait des graffeurs américains et européens”, dit Ruddy qui imagine “une nouvelle vente aux enchères au cœur de l’événement, mais aussi des performances live, une exposition, un cycle de conférences, un contest...”

De son côté, le conseiller municipal en charge de la Culture, Nassredine Hassani affirme : “La culture urbaine a sa place dans la politique culturelle de Vaulx-en-Velin. La Ville est à l’écoute mais c’est aux acteurs d’agir. Depuis deux ans nous apportons notre aide. Nous avons invité groupes et individus à se fédérer, d’où la création de Fedevo. A elle le rôle d’initiative, à nous le rôle de permettre sa réalisation”.

Chab le mur de la piscine

Il dessine depuis tout petit mais c’est comme si son trait n’avait qu’un objectif, quitter la marge du cahier, s’affranchir du support papier, qui sert tout de même aux esquisses, et faire le mur. Pour interpeller l’autre, lui dire le fond de sa pensée, exister.

“Le graffiti c’est un peu ma vie, le fil rouge dans ma vie, un espace de liberté, de challenge, de compétition avec moi-même”. Il démarre à l’adolescence, fait de cet “acte illicite, acte de vandalisme pur”, l’expression de sa rébellion. Puis, il donne un sens au risque, ça devient une démarche politique, anticapitaliste. Ses graffs reconquièrent un espace par trop envahi par la publicité. Chab arpente la ville en quête de “murs mornes et sales, de palissades, de bâtiments en friches, de lieux à l’abandon”... où il veut “mettre de la couleur, de la vie”, offrir du beau en dehors de toute marchandisation. C’est généreux mais ça peut coûter cher. Beauté ou pas. Art ou pas. C’est illicite et qualifiable de “destruction de bien public”. Chab comme bien d’autres graffeurs a été jugé à plusieurs reprises. “Les amendes peuvent atteindre plusieurs milliers d’euros et la récidive peut être sanctionnée par une peine d’enfermement”, précise-t-il. De quoi assagir ! “Aujourd’hui, j’essaie de faire des choses légales, je suis dans une recherche de consensus”. Sa quête de plans légaux ou tolérés, l’a conduit à la friche RVI (Renault véhicules industriels, à Lyon), aux murs d’expression libre (Villeurbanne, Lyon...), aux murs de la piscine Jean-Gelet et du terrain multisports attenant (fait avec Street Warrior), à divers événements dédiés à l’art urbain.

Du même crew

Krase – prononcer Krasse – est à fond dans la peinture. Façadier de métier, il a aussi le graff pour passion. Dans le domaine, il se réfère à quelques noms : Nasty, Bando, 1Pact/Brusk, Twister. Son activité professionnelle fait qu’il rénove des murs dégradés. Son dada le conduit à poser ses propres couleurs sur des pans de murs, mais sans dégradation. Il y tient. “Je n’interviens que sur des bâtiments à démonter, des murs crasseux qui sont voués à la destruction”. Sur ses propres chantiers, avant qu’un mur ne tombe, il le graffe, avec l’accord du propriétaire. La prise de risque, finir au poste de police, il veut éviter. Ça a toujours été sa limite. “J’ai passé des week-ends dans la friche de l’usine RVI, dit-il. Aujourd’hui, je fais des graffs chez des particuliers qui me passent commande. Ce type de plans et travailler sur toile, pour moi, c’est le mieux”.

Ilu a seize ans de pratique à son actif. “Au départ ma démarche était très contestataire, je graffais des slogans, des messages... sur la Palestine par exemple. J’ai commencé sur les quais à Vaise, dit-il. J’ai été deux fois en procès. Désormais, je me cantonne aux friches, aux usines désaffectées, à des interventions légales”. Il travaille plus sur les mots et sa signature.

“Quand j’avais 15 ans, j’ai rencontré Brusk, qui compte en France parmi les meilleurs artistes graffeurs. C’est un modèle pour moi, tout comme l’allemand Daim. Je lis pas mal, pour approfondir le sujet et je graffe beaucoup chez moi, sur papier. Je m’intéresse à la calligraphie et à l’art tribal, je suis sensible aux œuvres de Dali et de Warhol, j’aime les couleurs, jouer avec... Le graff, c’est un art à part entière”.

Ilu a une formation de cuisinier mais un accident l’a forcé à se réorienter. “L’idée est venue de me tourner vers le graphisme”. Il a intégré cette année l’Afip à Villeurbanne qui forme entre autres en communication graphique et web.

Petit lexique

Blaze : signature d'un graffeur

Block letters : graff composé de grosses lettres le plus souvent effectuées en chromes ou au rouleau

Bubble : graff très épuré avec des formes très arrondies

Canvas : graff sur un support non urbain

Clouds : couleur de fond d'un graff

Chrome : graff de texte réalisé avec une peinture métallisée

Crew : groupe de graffeurs, taggeurs

Flop : graff simple sans remplissage ou rempli à la va vite

Piece : graff, peinture...

Posca : marqueur utilisé pour taguer l'intérieur des trains et autres surfaces lisses

Tag : signature d'un graffeur, par traits

Tof : tout type de tag + graph... synonyme d'œuvre

Top to bottom : graff qui va de haut en bas d'un wagon, d'un mur...

Toyer : fait de recouvrir un graff

Wild style : lettrage très complexe

Dossier réalisé par Fabienne Machurat, photos Charly Bourganel

Du gribouillage vandale à une forme d’expression artistique, le graffiti est multiple. A la lisière de la légalité, il flirte avec les institutions et le marché de l’art. Des Vaudais ont même organisé un contest lors de la Biennale d’art contemporain, à l’heure où Lyon accueillait sa première vente aux enchères.

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